"Les Français parlent aux Anglais !"

IL Y A CENT ANS, L'ENTENTE CORDIALE ...

Extraits de "Entente cordiale" - Marc Russeil

 

1. DÉFINIR L'ENTENTE CORDIALE

 

C’est en 1831 dans la bouche de Lord Palmerston pourtant peu favorable à la France, qu’apparaît l’expression Entente cordiale. Guizot dix ans plus tard s’en servira pour définir les relations entre la France de Louis-Philippe et la Grande-Bretagne de Victoria. En 1904, il s’agit donc plutôt d’un renouveau de l’Entente cordiale.

 

Entendre, du latin Intedere (être attentif à), avait dès le XVIIe siècle, le sens d’ouïr en plus de celui de comprendre . L’Entente, mot qui apparaît au XIIe siècle était et reste la compréhension mutuelle.

Quant au mot Cordial(e), son sens est plus clair. Du latin cordialis (qui part du cœur), il exprime un sens affectueux. L’Entente cordiale se définit donc comme une compréhension mutuelle et affective.

 

2. ENTRE ENTENTE ET MÉSENTENTE

 

2 septembre 1843 - Eu

La première Entente cordiale

Février 1854

Traité d'alliance contre la Russie

Août 1855 - Paris

Visite de Victoria et Albert

1860 - Paris

Traité de libre échange

Novembre 1876

Condominium franco-anglais

Juillet 1882 - Égypte

Fin du Condominium

3 novembre 1898 - Fachoda

Abandon de Fachoda

1er mai 1903 - Paris

Visite d'Édouard VII

6 juillet 1903 - Londres

Visite d’Émile Loubet

8 avril 1904 - Londres

Accords du 8 avril 1904

Janvier-avril 1906 - Espagne

Conférence d’Algésiras

1908 - Londres

Exposition franco-britannique

1er août 1914

Première Guerre Mondiale

 

3. LA PREMIÈRE ENTENTE CORDIALE

2 Septembre 1843

 

Faisant suite à la convention des détroits signée à Londres en 1841, la rencontre officielle à Eu entre Victoria alors âgée de 24 ans et l’anglophile septuagénaire Louis-Philippe, inaugura une ère de rapprochement entre la France et la Grande-Bretagne.

 

Á bord de son yacht « Victoria and Albert » au large du Tréport, la jeune reine accueillit le roi des Français accompagné de ses deux fils. Dans la soirée, la reine fut reçue triomphalement au Château d’Eu, résidence d’été du souverain français. De cette entrevue familiale, Victoria écrira dans son fameux journal : « Je suis à l’aise avec eux, comme si j’étais en famille ». C’était la première fois que Victoria sortait de son île.

 

Guizot et Louis-Philippe avait remarqué dans une correspondance entre Lord Aberdeen et le Comte de Jarnac, l’emploi de l’expression « Entente cordiale ». Ils décidèrent de l’insérer dans le discours au trône. Ainsi, ouvrant la séance des Chambres, Louis-Philippe exprimera la « sincère amitié qui l’unissait à la reine de la Grande-Bretagne (…) et la cordiale entente établie » entre les deux gouvernements.

 

4. VISITE DU ROI ÉDOUARD VII À PARIS

1er au 4 mai 1903

 

En mai 1902, la paix signée entre l’empire britannique et les Boërs marqua la fin relative d’une anglophobie poussée à son paroxysme lors de la rémission de Fachoda en novembre 1898. En Grande-Bretagne, on cherchait des alliances sur le continent européen. On tentait maintenant de rapprocher les opinions publiques de part et d’autre de la Manche.

 

Au début du printemps 1903, Édouard VII émit le projet de s’arrêter à Paris lors de son voyage prévu au Portugal et en Italie. Le 1er mai, Sir Edmund Monson, l’ambassadeur de Grande-Bretagne l’attendait en gare de Dijon. Le train royal arriva en début d’après-midi en gare du Bois de Boulogne attendu par une foule conséquente et curieuse. Après les honneurs rendus, le cortège des chefs d’état se mit en marche en direction de l’ambassade britannique.

 

Édouard VII et Émile Loubet remontèrent l’avenue du Bois - aujourd’hui avenue Foch -  puis descendirent l’avenue des Champs-Élysées étrangement nue de décoration spéciale. Après avoir emprunté le rond-point de la Concorde, le roi et le président s’engagèrent dans la rue Royale, puis la rue du Faubourg-Saint-Honoré où se trouve l’ambassade de Grande-Bretagne. Tout le long du cortège, les badauds gardèrent une attitude froide et indifférente. Le roi avait revêtu pour cette occasion son uniforme de général, une tunique rouge, la même que celle du général Kitchener, « vainqueur » à Fachoda. On entend ici ou là quelques cris : « Vive les Boërs ! », « Vive Marchand ! ».

 

Alors que le cortège est passé et que les spectateurs se dispersent, un incident fut relaté rue de Rivoli : la foule cria « Vive l’Armée ! » en y associant le nom de Jeanne d’Arc (Le Gaulois du 2 mai 1903). Le représentant du Foreign Office, Sir Charles Harding et Théophile Delcassé, le ministre des affaires étrangères sont consternés. Le roi resta de marbre et continua de saluer à droite, à gauche. Arrivant à l’ambassade, il fera la remarque suivante : « Les Français ne nous aiment pas … Mais pourquoi nous aimeraient-ils ? ».

 

 

Après un discours prononcé à la Chambre de commerce britannique où il exprima le plaisir qu’il avait de retrouver Paris, le roi, accompagné du président Loubet, choisit le soir d’assister à une représentation au Théâtre-Français. On devait y jouer L’Autre danger de Maurice Donnay, alors que le Protocole avait prévu Le Misanthrope . « Ah ! Non s’exclama le roi, j’ai vu dix fois Le Misanthrope au Français; il ne faut tout de même pas me traiter comme le Shah de Perse … ».

 

Durant le rapide trajet, on entendit encore des cris hostiles au souverain. Au théâtre, la public fut particulièrement glacial malgré la présence d’un président de la République pétrifié. Édouard VII garda à nouveau son habituel flegme : « Il m’a semblé entendre quelques sifflets... confira-t-il le lendemain au chef du Protocole. Mais non… Je n’ai rien entendu… Je n’est rien entendu... ».

 

À l’entracte, le roi quitta sa loge à la rencontre de cette foule défavorable « avec la ferme volonté de gagner ces gens hostiles » (André Maurois). Il aperçut Jeanne Granier, jeunes actrice française revenant d’une tournée en Angleterre et lui déclara : « Mademoiselle, je me rappelle vous avoir applaudie à Londres. Vous y représentiez toute la grâce et tout l’esprit de la France ».

 

« La bonne humeur du roi, le souvenir ému de sa jeunesse, son désir de plaire avaient raison de toutes les mauvaises humeurs, et même de toutes les raisons diplomatiques de haïr l’Angleterre, écrira Léon Lemonnier ».

 

 

 

Le lendemain, 18000 hommes défilèrent en revue devant le roi à Vincennes. Il mit beaucoup de soin à saluer chaque drapeau qui passait. Les acclamations que lui faisait la foule devenaient incessantes.

 

L’hôtel de ville de Paris était sa prochaine étape. Lors de la réception, il y prononça un court discours. « Je n’oublierai jamais la visite à votre charmante cité, et je puis vous assurer que c’est avec le plus grand plaisir que je reviens à chaque fois à Paris, où je suis traité exactement comme si j’étais chez moi ».

 

Le roi reçut ensuite à l’ambassade plusieurs de ses amis français : le général Galliffet, le duc de la Force, le marquis de Jaucourt ou l’amiral Duperré.

 

L’après-midi, Édouard VII alla aux courses, comme à son habitude. Celles-ci étaient organisées par le Jockey Club selon son désir. Le soir, il y eut un banquet à l’Élysée.

 

« Je suis content de cette occasion qui (…) contribuera à l’amitié de nos deux pays, dans leur intérêt commun, y déclara le roi au président Loubet ». La soirée se termina par un gala à l’Opéra.

 

 

Le matin, Édouard VII se rendit à la messe anglicane avant d’être invité à déjeuner au Quai d’Orsay par le ministre des Affaires étrangères, Théophile Delcassé. Il y rencontra les personnalités politiques françaises les plus importantes.

 

Le soir, une soirée de gala était prévue à l’ambassade de Grande-Bretagne. L’ancien hôtel de Pauline Borghèse brillait de mille feux. Entre les discussions amicales, on y buvait les meilleurs vins, comme un Château-Margaux 1877 accompagnant des poulardes de Bresse, des côtelettes de pintade « à la George IV ».

 

C’est une foule compacte qui acclama le roi d’Angleterre faisant route vers la gare des Invalides. Avant de s’embarquer à Cherbourg pour Portsmouth, Édouard VII envoya un télégramme au président Loubet : « avant de quitter le sol français, je désire vous remercier encore une fois très chaleureusement pour l’accueil amical que vous et votre gouvernement et le peuple m’ont accordé en France, et pendant mon séjour à Paris, dont le souvenir ne s’effacera jamais de ma mémoire ».

 

Dans une note adressée pour lui-même, Delcassé remarquera que « c’est le roi, le roi seul, qui a conçu le projet de visite à Paris ». Le roi de l’Entente cordiale avait réussi son pari !

 

 

5. VISITE DU PRÉSIDENT LOUBET À LONDRES

6 au 9 juillet 1903

 

Le 6 juillet, le président Loubet rendit la visite au roi Édouard VII. À son arrivée à Londres, il fut surpris par l’accueil enthousiaste qui lui était réservé par la population. Partout des inscriptions lui souhaitaient la bienvenue; pour traduire « Long life the president », on avait écrit : « Vive le long président ! ». Le soir, le roi et la reine l’invitèrent à un dîner d’apparat à Buckingham. Le roi dans son discours évoqua non plus l’amitié mais l’affection entre les deux pays.

 

Le lendemain, après une visite à l’hôpital français, le président assista à un banquet au Guildhall. Devant un parterre de personnalités, le lord-maire Marcus Samuel lui remit un coffret d’or, signe d’une amitié durable. Le soir, un dîner en l’honneur du roi était organisé à l’hôtel de l’ambassade de France. Le 8 juillet au matin, Émile Loubet visita Windsor, puis se rendit à Aldershot pour une revue militaire en son honneur.

 

Lord Lansdowne invita le soir le président français et sa suite à un dîner dans sa propriété de Berkeley Square, en présence notamment du premier ministre Balfour. La soirée se termina par le bal de la cour, le premier depuis l’avènement d’Édouard VII. Le roi avait demandé que le président français portât la culotte courte et les bas, afin qu’il puisse lui conférer l’Ordre de la Jarretière. Le président refusa prétextant son âge. Le roi ne voulut-il pas avec humour culotter un sans-culotte ?

 

Le 9 juillet, le président Loubet reprit le croiseur Guishen pour Calais sous les acclamations de la foule.

 

1903 réalisa l’Entente cordiale.

1904 l’officialisera.

 

6. L'ACCORD

8 avril 1904

 

En marge des visites d’État, des mondanités et des réceptions, les négociations pour régler les différends diplomatiques avaient repris entre Delcassé, lord Lansdowne et Cambon, sous l’œil approbateur de Joseph Chamberlain, l’homme fort de la Grande-Bretagne, et néo-francophile de marque.

 

L’accord signé à Londres, stipula que les Anglais renonçaient au Maroc et que les Français faisaient de même pour l’Égypte. L’Espagne devait être consultée, les ports marocains ouverts au commerce et Tanger laissée libre. Problème annexe également réglé par les diplomates : Terre-Neuve. Depuis le Traité d’Utrecht en 1713, les Anglais étaient maîtres de Terre-Neuve et avaient autorisé les Français à y pêcher des poissons sur certaines parties de la côte. Le homard, crustacé à la mode au début du siècle, n’avait alors pas été évoqué. D’où une interdiction faite aux pêcheurs français de s’approvisionner en boëtte, poisson servant d’appât pour le homard. Les différends sur le Siam, Madagascar et les Nouvelles-Hébrides furent réglés également.

 

La Chambre des communes à Londres, et plus difficilement, la Chambre des députés à Paris, entérineront cette convention.

 

L’Entente cordiale avait pour objectif la paix. En anglais, l’accord de 1904 est traduit par the anglo-french agreement. Davantage que le Royaume-Uni, c’était avec l’Angleterre donc, l’ennemie héréditaire, que la France eût à resserrer ses liens d’amitié. Les deux nations avaient raté ce rendez-vous au Camps du Drap d’Or en 1520 et durant toute l’histoire moderne. En 1843, l’Entente cordiale n’avait été qu’un hors-d’œuvre. Cette fois-ci, la France et l’Angleterre allaient traverser les épreuves du siècle ensemble.

 

Pourtant, la convention de 1904 n’était pas un traité d’alliance. Elle était bien plus encore !

 

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